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05/11/2017

Complainte du canard gavé

Mon corps est mort, déchiqueté, jeté aux ordures après, bien sûr, que l'on en ait extrait mon "foie gras". Mon âme animale, elle, semble survivre pour je ne sais quel temps éphémère. Voici qu'elle accoste la tienne. Alors, vite! Je veux que tu saches quel terrible destin fut le mien.

 

Enfance.

Je n'ai pas connu mes parents. L'homme a rapproché - hors nature - mon père canard de barbarie, de ma mère colvert. Mon œuf, avec des centaines d'autres, a été stocké dans de vastes armoires industrielles: début de vies pendant lesquelles certains des tiens - les gaveurs - se sont acharnés à nous transformer en choses, en choses souffrantes. Mon arrivée dans ce monde s'est accompagnée, il faut le dire même si le mot te choque, s'est accompagnée donc d'un massacre. J'en ai réchappé parce que je suis un mâle ; tout ce qui était poussin femelle a été broyé en machines, profusion de spasmes d'êtres vivants dans un envol pathétique de duvets tout doux. C'est que les femelles feraient de mauvais foies gras.

Nous, futurs gavés, n'avons pas connu les douceurs du nid, les douceurs de l'enfance : descente d'un ruisseau alignés derrière la mère, traversée dandinante de prés fleuris en barbotant dans la moindre flaque. Mais des vies de caserne, regroupés par dizaines, entrainés à manger jusqu'à plus faim. Un univers qui nous rendait si agressifs que le gaveur brulait nos becs afin que nous ne mutilions pas les uns les autres.

Puis un jour, l'homme nous a précipité en enfer.

 

Bagnes à canards.

Des hangars immenses où des centaines des nôtres croupissaient. Une immense bulle de détresses et d'odeurs malsaines d'excréments à en vomir. Des alignements infinis de cages dans lesquelles nous fûmes, chacun, étroitement incarcérés pendant des jours et des nuits, pendant des mois insupportables. Sais-tu sur quelles surfaces minuscules, corsetés dans des réduits rigides, nous devions vivre si cela s'appelle vivre ? Impossibilité d'accomplir ces gestes élémentaires et nécessaires adaptés à nos corps et à nos comportements normaux. Ainsi. Ne plus pouvoir se nourrir, boire ou même déféquer d'après sa nature. Ne plus pouvoir se retourner, battre des ailes, pulsion de l'oiseau qu'il vole ou ne vole pas. Encore un aspect qui n'est pas le moindre: nous, canards, avons besoin, comme toi, de la société de nos semblables pour communiquer, jouer, bref exister; privés de cela nous avons vécu comme des aliénés de tes asiles.

 

Après l'horreur de la cage, l'horreur du gavage.

Cruelles épreuves que cette besogne du gaveur deux fois par jour. Je l'entendais venir de loin avec ses pas lourds, le bruit de son attirail. Il s'arrêtait devant chaque cage. Et le voici devant la mienne. Une mauvaise sueur m'envahissait. J'étais tétanisé, désespéré. Soudain, l'homme m'introduisait dans le bec - ma tête étant renversée en arrière - un long tube. Soudain, une boule de nourriture, un boulet plutôt, était catapulté dans l'estomac. Pour que tu te rendes bien compte de cette violence, imagine que - d'après des calculs d'humains - tu doives soudain avaler 12 kg de spaghettis en 6 secondes. Supplice subi des centaines de fois que cet embout qui s'enfonce et ce boulet qui m'explose le corps.

 

Corps torturé.

Que veut le gaveur ? Que nos foies à l'issue des gavages soient dix fois plus gros que normal. Ça ne peut se passer sans dégâts. En grossissant, cet organe a pressé toujours plus les autres organes dont des vitaux: cœur, artères et veines, poumons, estomac, etc. Gavage, cage, stress, je n'ai été que souffrances. Dans ce tas de maladies, celles-ci qui me furent fréquentes sinon permanentes : diarrhées et dysenteries, respirations haletantes, digestions déchirantes, parfois blessures par le tube mal enfoncé, dermatites aux pattes celles-ci ne reposant plus sur un sol accueillant mais sur un caillebotis métallique faisant mal, infectant les chairs, empêchant de dormir. Dans l'intérêt de mon foie, l'homme m'a fait ingurgité des drogues "pharmaceutiques" qui m'ont détraqué le système. Et couronnant le tout, une fatigue à en mourir.

J'ai échappé à la grippe aviaire, sale maladie créée par l'homme en entassant à l'extrême canards ou poules. Nos foies alors sont invendables et l'homme nous extermine par dizaines de milliers, contaminés ou non. Après tout, cela raccourcit l'enfer!

 

Et la fin est venue.

Le gaveur m'a transporté à l'abattoir, haut-lieu de ses pratiques car il y récupère mon "gras". Suspendu par les pattes, égorgé, saigné, étourdi, électrocuté, déchiqueté, je ne me rappelle plus très bien l'ordre de ces raffinements tant mon âme en est encore toute secouée. Je me suis débattu jusqu'au bout, j'ai souffert jusqu'au bout.

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Quelle malédiction que cette fantaisie d'hommes que de vouloir manger chic en savourant de la souffrance !

Voici que mon âme décline. Je te dis adieu sur ce vœu : quand tu passeras devant ces boites prétentieuses exhibées en vitrine et qui enferment un peu de nos chairs, pense à moi, à ma vie qu'aucune pitié n'a jamais adoucie.